Médecins et syndicalistes au chevet de la médecine du travail

Classé dans la catégorie : Institutionnels

La médecine du travail est malade. Depuis plusieurs années, les signaux d’alerte retentissent un peu partout en Europe. Les maux ont pour nom : pénurie de médecins, manque de moyens et de formation, dévalorisation du métier, transformation des médecins en "conseillers" au service des employeurs, marchandisation du secteur, etc. Les 21 et 22 mars derniers, l’ETUI et la confédération syndicale néerlandaise FNV ont réuni à Amsterdam une dizaine d’experts syndicaux et de médecins du travail. Ensemble, ils ont tenté un diagnostic et esquissé une thérapie.

Les situations varient bien évidemment en fonction des contextes nationaux. Mais les experts, syndicalistes comme médecins du travail, qui ont répondu à l’invitation de l’ETUI sont d’accord sur un point : les médecins du travail ne sont pas aujourd’hui en mesure de remplir comme ils le voudraient leur mission de préventeur. Le manque de temps, de moyens et/ou de bonne volonté des entreprises, l’inscription du métier dans une logique de marché, le manque d’indépendance vis-à-vis des employeurs sont épinglés pour expliquer ce déficit du volet "prévention des risques" dans l’exercice de leur métier.

Le rôle moteur joué par le médecin dans l’amélioration des conditions de travail est quelque chose de solidement ancré en France. Ainsi, une loi de 1979 soumet le médecin du travail au principe du "Tiers-temps". Celui-ci est tenu de consacrer un tiers de son temps de travail à des activités en milieu du travail pour notamment réaliser des études de poste et des observations du travail réel pour en évaluer les risques. Cette attention accordée à la prévention primaire a encore été renforcée depuis dans le code du travail français.

La loi est une chose, son application réelle sur les lieux de travail en est une autre. Et, dans les faits, nombreux sont les médecins du travail qui estiment ne pas pouvoir consacrer suffisamment de temps à la prévention, faute notamment de soutien de la part des chefs d’entreprises qui voient généralement d’un mauvais œil toute initiative pouvant remettre en question l’organisation du travail. La pratique du métier peut difficilement se comprendre sans la replacer dans la relation qui unit médecin du travail et employeur. Aux Pays-Bas, l’indépendance du médecin du travail est sérieusement mise à mal ces derniers temps.

A un point tel que la confédération syndicale néerlandaise FNV a profité du séminaire de l’ETUI pour interpeller son gouvernement afin qu’il prenne des mesures d’urgence pour garantir l’indépendance des médecins d’entreprise.

Des hommes d'affaires
Pour Wim van Veelen, en charge de la santé et de la sécurité au sein du syndicat néerlandais, cette situation est née de la transformation progressive de la médecine du travail en un système qui obéit aux règles du marché.

"Aux Pays-Bas, les médecins d’entreprise sont directement sous contrat avec un employeur. Et, comme le dit le dicton, 'on mange dans la main de celui qui nous nourrit'. Les médecins d'entreprise ressentent constamment la pression commerciale sur leurs épaules. Ils sont devenus plus des hommes d'affaires, à la recherche de contrats, que de véritables médecins", dénonce le responsable syndical.

Cette "course aux contrats" peut pousser certains médecins à franchir la ligne rouge, surtout dans le contexte de la crise qui pousse les entreprises à mettre en concurrence les fournisseurs de services médicaux afin d’obtenir les contrats les plus avantageux.

"Un nombre important de maladies professionnelles ne sont pas enregistrées aux Pays-Bas car les employeurs font pression sur les médecins d’entreprise pour qu’ils ne déclarent pas, comme l’impose pourtant la loi, les cas aux autorités compétentes", constate Wim van Veelen. Certains employeurs feraient également pression sur leur médecin d’entreprise pour ne pas faire figurer dans le document d’évaluation des risques certains risques pourtant bien présents dans l’entreprise. Pire encore, la peur de perdre un contrat est telle qu’il est arrivé à certains médecins d’entreprise de dévoiler au chef d’établissement des informations sur les maladies de certains employés, des données évidemment couvertes par le secret médical.

Si cette logique de marché n’a pas encore atteint la plupart des autres pays européens, la dégradation des conditions générales dans lesquelles le médecin du travail exerce son activité est un phénomène constaté par d’autres intervenants.

"Lutter pour la qualité"
En Italie, l'économie repose beaucoup sur des petites entreprises. Pour vivre, les médecins d'entreprise doivent avoir beaucoup de clients, ce qui libère peu de temps pour des activités de prévention, de formation, etc. "C'est une lutte pour la qualité que nous menons", témoigne Marco Bottazzi, coordinateur médical à la confédération syndicale CGIL.

La réforme de la législation en santé au travail, qui a eu lieu en 2008, a apporté certaines améliorations sur ce plan, en imposant des exigences de formation plus solides pour les médecins d’entreprise. En Italie, des médecins ne disposant pas d'un diplôme de « médecine du travail » peuvent en effet intervenir dans les entreprises.

La République tchèque est confrontée à un problème similaire. "Pour tout le pays, nous ne disposons que de 200 médecins diplômés en médecine du travail. Il s'agit d'une population vieillissante qui, de plus, est confrontée à la concurrence des médecins généralistes qui tentent de s'emparer du marché des entreprises", dénonce Milan Tucek, représentant de la Société tchèque de médecine du travail.

Et que dire de la situation en Turquie, où l'obtention d'un "certificat en médecine du travail" au bout d'une formation à distance de 9 jours permet à tout médecin d'intervenir en entreprise. Autant dire que les activités de prévention des risques sont réduites à peau de chagrin dans les déjà rares entreprises turques couvertes par la médecine du travail. Une situation qui ne semble guère émouvoir les syndicats qui comme le regrette Meral Turk Soyer, professeure de santé publique de l'université d'Izmir, "considèrent généralement la santé au travail comme un luxe".

Si la France et la Belgique ont su préserver une protection juridique très forte pour les médecins du travail, il n'en demeure pas moins que ces pays sont également confrontés à un manque récurrent de moyens pour mener à bien des missions de plus en plus larges, notamment avec l'éruption du problème des risques psychosociaux dans les entreprises.

“Même si, en matière d’indépendance, le médecin du travail est protégé par la loi, il y a possibilité pour l’employeur de le restreindre dans son action”, constate Henri Forest. Dans le contexte de la réforme en cours de la médecine du travail dans l’Hexagone, une des revendications de certains syndicats est d'ailleurs d'améliorer leur représentation dans les conseils d'administration des services interentreprises, dont la majorité des sièges sont occupés par des représentants patronaux. L'enjeu est de taille car ces structures remplissent les missions de la médecine du travail pour près de 15 millions de salariés français.

En Belgique, le problème majeur est le manque d'effectifs. Dans certains services externes, qui emploient des médecins du travail chargés d'intervenir dans les entreprises ne disposant pas de leur propre médecin du travail, 50% des postes ne sont pas occupés. “Par conséquent, il n'y a pas suffisamment de visites d'entreprises et d'enquêtes médicales”, constate Bergie Van den Bossche de la confédération des syndicats chrétiens (CSC/ACV).

Pistes d’amélioration
Parmi les pistes envisagées pour améliorer les conditions d’intervention des médecins en entreprise, certains intervenants ont suggéré de modifier la directive-cadre de 1989 sur la sécurité et la santé au travail, qui reste muette sur les rôles, statut et activités des experts médicaux intervenant auprès des travailleurs. Les syndicats présents ont proposé qu’une refonte éventuelle de la législation européenne se fonde sur la convention 161 de l’OIT qui stipule que "le personnel qui fournit des services de santé professionnelle devrait bénéficier d’une indépendance professionnelle complète vis-à-vis des employeurs, des travailleurs et de leurs représentants (art.10)".

Une amélioration de l’efficacité de la prévention passe également par un lien plus étroit entre les médecins et deux autres acteurs clés de la prévention des risques, à savoir les inspecteurs du travail et les représentants des travailleurs au sein des comités pour la sécurité et la santé. Certains experts syndicaux souhaiteraient à ce niveau que le "droit d’alerte *" appliqué en France soit intégré dans le droit européen.

Tous reconnaissent qu’une réflexion sérieuse sur la médecine du travail en Europe passe par une harmonisation de la terminologie et des concepts, tant certains termes utilisés dans les discussions recouvrent en fait des réalités très différentes d’un pays à l’autre. Conscients du travail qu’il reste à mener, les participants syndicaux au séminaire ont proposé de prolonger le débat au niveau des instances européennes où se déroule le dialogue social en santé au travail.

* Le code du travail français a reconnu un droit d'alerte et de retrait au bénéfice du salarié confronté à un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé. Le salarié ne peut reprendre son travail tant que le danger n'a pas été éliminé. Aucune sanction ne peut être prise à l'encontre d'un salarié qui a fait usage de ce droit.

Auteur : ETUI-HESA

Les derniers produits : Toutes les categories