Les situations varient bien évidemment en fonction
des contextes nationaux. Mais les experts, syndicalistes comme médecins
du travail, qui ont répondu à l’invitation de l’ETUI sont d’accord sur
un point : les médecins du travail ne sont pas aujourd’hui en mesure de
remplir comme ils le voudraient leur mission de préventeur. Le manque de
temps, de moyens et/ou de bonne volonté des entreprises, l’inscription
du métier dans une logique de marché, le manque d’indépendance vis-à-vis
des employeurs sont épinglés pour expliquer ce déficit du volet
"prévention des risques" dans l’exercice de leur métier.
Le rôle
moteur joué par le médecin dans l’amélioration des conditions de travail
est quelque chose de solidement ancré en France. Ainsi, une loi de 1979
soumet le médecin du travail au principe du "Tiers-temps". Celui-ci est
tenu de consacrer un tiers de son temps de travail à des activités en
milieu du travail pour notamment réaliser des études de poste et des
observations du travail réel pour en évaluer les risques. Cette
attention accordée à la prévention primaire a encore été renforcée
depuis dans le code du travail français.
La loi est une chose,
son application réelle sur les lieux de travail en est une autre. Et,
dans les faits, nombreux sont les médecins du travail qui estiment ne
pas pouvoir consacrer suffisamment de temps à la prévention, faute
notamment de soutien de la part des chefs d’entreprises qui voient
généralement d’un mauvais œil toute initiative pouvant remettre en
question l’organisation du travail. La pratique du métier peut
difficilement se comprendre sans la replacer dans la relation qui unit
médecin du travail et employeur. Aux Pays-Bas, l’indépendance du médecin
du travail est sérieusement mise à mal ces derniers temps.
A un
point tel que la confédération syndicale néerlandaise FNV a profité du
séminaire de l’ETUI pour interpeller son gouvernement afin qu’il prenne
des mesures d’urgence pour garantir l’indépendance des médecins
d’entreprise.
Des hommes d'affaires
Pour Wim
van Veelen, en charge de la santé et de la sécurité au sein du syndicat
néerlandais, cette situation est née de la transformation progressive de
la médecine du travail en un système qui obéit aux règles du marché.
"Aux
Pays-Bas, les médecins d’entreprise sont directement sous contrat avec
un employeur. Et, comme le dit le dicton, 'on mange dans la main de
celui qui nous nourrit'. Les médecins d'entreprise ressentent
constamment la pression commerciale sur leurs épaules. Ils sont devenus
plus des hommes d'affaires, à la recherche de contrats, que de
véritables médecins", dénonce le responsable syndical.
Cette
"course aux contrats" peut pousser certains médecins à franchir la ligne
rouge, surtout dans le contexte de la crise qui pousse les entreprises à
mettre en concurrence les fournisseurs de services médicaux afin
d’obtenir les contrats les plus avantageux.
"Un nombre important
de maladies professionnelles ne sont pas enregistrées aux Pays-Bas car
les employeurs font pression sur les médecins d’entreprise pour qu’ils
ne déclarent pas, comme l’impose pourtant la loi, les cas aux autorités
compétentes", constate Wim van Veelen. Certains employeurs feraient
également pression sur leur médecin d’entreprise pour ne pas faire
figurer dans le document d’évaluation des risques certains risques
pourtant bien présents dans l’entreprise. Pire encore, la peur de perdre
un contrat est telle qu’il est arrivé à certains médecins d’entreprise
de dévoiler au chef d’établissement des informations sur les maladies de
certains employés, des données évidemment couvertes par le secret
médical.
Si cette logique de marché n’a pas encore atteint la
plupart des autres pays européens, la dégradation des conditions
générales dans lesquelles le médecin du travail exerce son activité est
un phénomène constaté par d’autres intervenants.
"Lutter pour
la qualité"
En Italie, l'économie repose beaucoup sur des
petites entreprises. Pour vivre, les médecins d'entreprise doivent avoir
beaucoup de clients, ce qui libère peu de temps pour des activités de
prévention, de formation, etc. "C'est une lutte pour la qualité que nous
menons", témoigne Marco Bottazzi, coordinateur médical à la
confédération syndicale CGIL.
La réforme de la législation en
santé au travail, qui a eu lieu en 2008, a apporté certaines
améliorations sur ce plan, en imposant des exigences de formation plus
solides pour les médecins d’entreprise. En Italie, des médecins ne
disposant pas d'un diplôme de « médecine du travail » peuvent en effet
intervenir dans les entreprises.
La République tchèque est
confrontée à un problème similaire. "Pour tout le pays, nous ne
disposons que de 200 médecins diplômés en médecine du travail. Il s'agit
d'une population vieillissante qui, de plus, est confrontée à la
concurrence des médecins généralistes qui tentent de s'emparer du marché
des entreprises", dénonce Milan Tucek, représentant de la Société
tchèque de médecine du travail.
Et que dire de la situation en
Turquie, où l'obtention d'un "certificat en médecine du travail" au bout
d'une formation à distance de 9 jours permet à tout médecin
d'intervenir en entreprise. Autant dire que les activités de prévention
des risques sont réduites à peau de chagrin dans les déjà rares
entreprises turques couvertes par la médecine du travail. Une situation
qui ne semble guère émouvoir les syndicats qui comme le regrette Meral
Turk Soyer, professeure de santé publique de l'université d'Izmir,
"considèrent généralement la santé au travail comme un luxe".
Si
la France et la Belgique ont su préserver une protection juridique très
forte pour les médecins du travail, il n'en demeure pas moins que ces
pays sont également confrontés à un manque récurrent de moyens pour
mener à bien des missions de plus en plus larges, notamment avec
l'éruption du problème des risques psychosociaux dans les entreprises.
“Même
si, en matière d’indépendance, le médecin du travail est protégé par la
loi, il y a possibilité pour l’employeur de le restreindre dans son
action”, constate Henri Forest. Dans le contexte de la réforme en cours
de la médecine du travail dans l’Hexagone, une des revendications de
certains syndicats est d'ailleurs d'améliorer leur représentation dans
les conseils d'administration des services interentreprises, dont la
majorité des sièges sont occupés par des représentants patronaux.
L'enjeu est de taille car ces structures remplissent les missions de la
médecine du travail pour près de 15 millions de salariés français.
En
Belgique, le problème majeur est le manque d'effectifs. Dans certains
services externes, qui emploient des médecins du travail chargés
d'intervenir dans les entreprises ne disposant pas de leur propre
médecin du travail, 50% des postes ne sont pas occupés. “Par conséquent,
il n'y a pas suffisamment de visites d'entreprises et d'enquêtes
médicales”, constate Bergie Van den Bossche de la confédération des
syndicats chrétiens (CSC/ACV).
Pistes d’amélioration
Parmi
les pistes envisagées pour améliorer les conditions d’intervention des
médecins en entreprise, certains intervenants ont suggéré de modifier la
directive-cadre de 1989 sur la sécurité et la santé au travail, qui
reste muette sur les rôles, statut et activités des experts médicaux
intervenant auprès des travailleurs. Les syndicats présents ont proposé
qu’une refonte éventuelle de la législation européenne se fonde sur la
convention 161 de l’OIT qui stipule que "le personnel qui fournit des
services de santé professionnelle devrait bénéficier d’une indépendance
professionnelle complète vis-à-vis des employeurs, des travailleurs et
de leurs représentants (art.10)".
Une amélioration de
l’efficacité de la prévention passe également par un lien plus étroit
entre les médecins et deux autres acteurs clés de la prévention des
risques, à savoir les inspecteurs du travail et les représentants des
travailleurs au sein des comités pour la sécurité et la santé. Certains
experts syndicaux souhaiteraient à ce niveau que le "droit d’alerte *"
appliqué en France soit intégré dans le droit européen.
Tous
reconnaissent qu’une réflexion sérieuse sur la médecine du travail en
Europe passe par une harmonisation de la terminologie et des concepts,
tant certains termes utilisés dans les discussions recouvrent en fait
des réalités très différentes d’un pays à l’autre. Conscients du travail
qu’il reste à mener, les participants syndicaux au séminaire ont
proposé de prolonger le débat au niveau des instances européennes où se
déroule le dialogue social en santé au travail.
*
Le code du travail français a reconnu un droit d'alerte et de retrait
au bénéfice du salarié confronté à un danger grave et imminent pour sa
vie ou sa santé. Le salarié ne peut reprendre son travail tant que le
danger n'a pas été éliminé. Aucune sanction ne peut être prise à
l'encontre d'un salarié qui a fait usage de ce droit.
Auteur : ETUI-HESA